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Synopsis

Quand je regarde le Chronor, fièrement accroché sur un des murs du salon, j'entends parfois le bruit fantôme du tic-tac de l'horloge. Je ferme les yeux, juste brièvement, et je tapote ma cuisse de deux doigts, ou la table de la cuisine, ou même le vide, les lèvres légèrement entrouvertes. Tic. Tac. Tic. Tac. La rêverie ne dure jamais bien longtemps, je ne le permets pas – ils ne le permettent pas.

Il est temps de partir au travail.

La voix résonne dans mon esprit. Elle est féminine, douce, agréable. Elle me plaît. C'est normal : elle a été programmée pour ça. Par réflexe, je tâtonne l'arrière de mon crâne, là où je les ai laissés m'implanter une puce microscopique près de vingt ans plus tôt.

Dehors, je croise des passants qui ont pour certains reçu la même consigne que moi. Pour d'autres, il est temps d'aller faire les courses, il est temps d'aller faire une promenade, ou encore il est temps d'aller à l'école. Personne ne se presse. Personne n'a peur d'être en retard, parce que sur Corvus, le retard n'existe plus. Je ralentis la cadence et me laisse porter par le flot de souvenirs d'une autre époque, je me rappelle la décharge d'adrénaline, les coups d'œils frénétiques jetés à ma montre, les embouteillages, les excuses inventées à la va-vite... Je m'aperçois que j'aimerais être en retard, juste une fois, une dernière fois, une dernière poussière de colère, de stress, de frustration, d'imprévu...

Sur le chemin, je passe devant la tour où siège le gouvernement. Tout le monde l'appelle l'Aiguille. C'est bien la seule qu'il reste ici ; celles du Chronor géant accroché sur la façade sont dissimulées, si elles existent. On dit qu'il s'agit d'une horloge retournée, mais ce n'est peut-être qu'une rumeur. Sur le Chronor, la devise de Corvus est écrite en grosses lettres. CARPE DIEM – cueille le jour.

C'est la promesse qui nous a été faite quand tout sur Terre a commencé à s'effondrer. Une nouvelle vie en orbite d'Uranus où l'on n'aurait plus à s'inquiéter de rien, où l'on « cueillerait le jour » en toute tranquillité et en maxi confort, où l'on n'aurait plus à se soucier de demain, parce que demain n'existerait plus.

Il n'y a pas d'horloge sur Corvus, par de montre, pas de sablier, pas de pendule, pas de clepsydre, de bâton planté dans le sol. Il n'y a pas de temps, pour nous en tout cas. Pas de réveil à programmer, pas de planning à constituer, pas d'horaire à respecter. Exit Baudelaire et sa bande dépressive de poètes maudits, le Spleen n'est plus à la mode, les Fleurs du Bien pullulent sur Corvus. Ici, on ne s'inquiète pas du temps qui passe, on n'est pas à la recherche du temps perdu et autres madeleines de Proust. La voix qui résonne dans notre esprit des dizaines de fois par jour nous dispense de le faire.

Il est temps de boire. Il est temps de se détendre. Il est temps de se socialiser. Il est temps de dormir.

Il n'est en revanche jamais temps de penser. J'étais une rêveuse, avant, une artiste, j'aimais l'ennui et l'imprévisible et ce qui bout dans les veines et dans le cœur, le souffle de vie qui donne envie de hurler et de tout casser et de reconstruire et de casser encore, le grondement irrésistible sans fin de la création...

Les rêveurs ne sont pas les bienvenus sur Corvus. Platon n'a jamais autant été en vogue, et si les artistes n'ont pas été mis à la porte de la Cité Idéale, ils ont été réduits au silence à coups de sécurité, loisirs et confort. Panem et Circenses – du pain et des jeux. Les vieilles recettes sont bien souvent les meilleures.

Le Chronor n'est pas purement décoratif. C'est une machine extraordinairement complexe qui nous attribue un nouvel identifiant au bout d'une certaine période que nous ignorons pour des raisons évidentes. Je me refuserai toujours de le qualifier de nom. J'avais un nom, avant. On me l'a pris. Pour l'instant, je suis Schrdr. Ces six lettres sont censées être l'anagramme partiel d'une heure, une heure dont j'ignore tout, que je ne peux que supposer, deviner, fantasmer... C'est à cela que sert la petite réplique du Chronor que je possède chez moi. Il m'arrive de le fixer des heures durant, me demandant quand de nouvelles lettres apparaîtront, une nouvelle heure écrasant l'ancienne, écrasant ce semblant d'identité comme s'il n'avait jamais existé... On nous a dit que plus cette heure est proche de minuit, plus l'on est considéré comme un individu "à risque". Alors on échange des regards où pointe toujours une lueur de suspicion, on se demande qui pourrait menacer ce paradis promis et retrouvé, qui pourrait mettre le feu à ce sacro-saint technoconfort plus précieux que ce temps auquel on a renoncé – même moi, quand penser devient trop douloureux. Certains se bousculent pour rapporter les comportements suspects. J'aurais pu le faire quand j'ai rencontré Rembrandt, et Rembrandt aurait pu le faire, parce qu'on avait toutes les deux le nez en l'air et que nos deux corps sont rentrés en collision dans une explosion imprévue de rêvasserie qui ne pouvait paraître que suspecte.

A la place, nous avons sympathisé. Rmbrdt était physicienne, avant.

Schrödinger, a t-elle dit en apprenant mon identifiant.

J'ai souri.

Rembrandt, ai-je répondu.

C'était une nanoparticule de vivant, c'était ridicule, ça n'allait rien changer, ça n'aurait jamais rien d'officiel, mais c'était quelque chose, un quelque chose d'écorché, de brûlant, de rugueux au milieu de la platitude grise et oppressante de Corvus.

Schrödinger
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